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Critiques

CRITIQUE 3

Hugo Cabret, Martin Scorcese

Février 2018 - Arnaud B.

  Depuis le début des années 2000, Martin Scorcese voulait faire un film visionnable par sa jeune fille et ainsi renouveler son cinéma. C’est ce que lui propose le réalisateur Graham King qui lui parle du livre l’invention de Hugo Cabret. Ce dernier raconte l’histoire de Hugo, un jeune orphelin qui vit dans la gare Montparnasse en réparant les horloges et en effectuant divers petits larcins en tentant d’échapper à l’inspecteur de la gare. Sa vie bascule quand il  rencontre un vieux réparateur de jouets qui lui confisque le carnet de notes de son père sur un automate mystérieux, ces deux objets étant les seuls souvenirs qu’Hugo possède de son père. En tentant de récupérer son carnet et de percer le mystère de l’automate, Hugo est plongé dans une aventure le ramenant aux débuts du cinéma. Ce film est l’occasion pour Scorcese de nous faire découvrir les interrogations sur sa vie d’un adolescent, de rassembler le cinéma d’hier et d’aujourd’hui et enfin de célébrer un hommage au Cinéma lui-même et à l’Art en général.

  Hugo Cabret, personnage éponyme du film, est un jeune garçon de douze ans, avec une personnalité à la frontière entre l’enfance, trop brutalement stoppée par la mort de son père et son départ de l’école, et l’adolescence qui le fait se chercher. Son enfance est notamment évoquée sous la forme de flash-backs nostalgiques : il pleure en pensant à l’époque où il tentait de réparer l’automate avec son père, la nostalgie étant soutenue par la musique légère. C’est cette enfance perdue qu’il va chercher pendant la première moitié du film : percer le secret de l’automate, c’est en quelque sorte rétablir un lien avec son père, et même cristalliser la figure du père sur l’automate par ses souvenirs. On peut également citer le fait que les coulisses de la gare dans lesquels il vit forment une sorte d’immense terrain de jeu de cache-cache avec des toboggans et des passages secrets par lesquels il peut épier les passants. Au cours de cette première moitié du film, il découvre déjà le monde adulte : il doit travailler pour récupérer son carnet, comme si c’était un salaire, il s’ouvre à d’autres êtres humains que sa famille directe et qui par conséquent poursuivent des buts qui ne convergent pas vers les siens. Il expérience notamment l’amitié 

et les prémices de l’amour en le personnage d’Isabelle, filleule du réparateur. C’est d’ailleurs elle qui l’aide à percer le secret de l’automate. Celui-ci dessine sur une feuille un plan emblématique du film le voyage dans la lune de Georges Méliès. Symboliquement c’est donc le cinéma qui lie l’enfance et l’âge adulte : à la fois catalyseur de souvenirs et aide pour les et se dépasser. Dans la deuxième partie du film, c’est véritablement grâce au cinéma qu’Hugo mais aussi Isabelle se construisent. Leur enquête sur Georges Méliès leur fait découvrir la genèse de cet art et leur montre l’importance de l’imagination, de la poursuite de ses rêves. Ainsi Hugo nous explique la métaphore de la machine et de ses rouages, métaphore filée dans tout le film : le monde est une grande machine dont tous les êtres humains, comme les pièces d’une machine, doivent avoir une utilité, un but. Hugo a compris son but à lui : aider les autres à se réparer, « I fix things » comme il dit.

  L’intention de Sorcese est également plus globale : il s’agit, grâce au cinéma, de combiner le passé et le présent. C’est le cas tout d’abord dans la technique pure du film puisqu’il nous montre un Paris des années 30 ultra réaliste avec une reconstitution extrêmement fidèle des décors, des costumes (reconstitution qui lui a valu 5 oscars) et de la musique filmée par une 3D impeccable et dernier cri. Cette prégnance du temps est également rappelée par la figure omniprésente de la montre et l’oncle de Hugo dit même à l’écran : « time is everything » à l’enterrement du père. Le temps c’est aussi celui qui sépare au début du film la jeunesse et l’insouciance d’Hugo et Isabelle qui n’ont encore rien vécu et la vieillesse de Méliès. Cette dernière est suggérée par le cimetière en face de sa maison qui montre qu’il est symboliquement proche de la mort.

On peut également noter le passage où il donne les prétendues cendres de son carnet à Hugo : c’est presque un message caché adressé à Hugo dans lequel il lui expose les débris de sa vie et de son passé. Au fil de l’histoire, Hugo et Méliès comprennent qu’ils ont en commun l’amour du cinéma et l’imagination, l’innocence créative. Cette réconciliation avec le passé est en fait la trame de développement de tous les personnages qui y arrivent tous : Hugo dépasse la mort de son père en s’ouvrant aux autres, Méliès se réconcilie avec son passé en redécouvrant et en faisant redécouvrir son cinéma d’antan, Isabelle choisit d’elle-même de devenir écrivaine et même l’inspecteur de gare oublie la guerre et ses conséquences sur sa jambe pour séduire la fleuriste. Par cette réconciliation, Scorcese brise le pessimisme des critiques puristes et montre qu’on peut toujours faire rêver avec le cinéma moderne.

  Le message ultime  de Scorcese est de signer sa lettre d’amour au Cinéma et tout particulièrement au cinéma de Méliès le prestidigitateur qui est l’inventeur des toutes premières techniques de trucage. Le cinéma est défini à plusieurs reprises dans le film par la métaphore de l’œil dans le trou de la serrure : la caméra est une fenêtre ouverte sur le monde. Il fait vibrer les personnages du film et nous avec. Ainsi Hugo regarde des films avec son père depuis qu’il est tout petit et emmène Isabelle au cinéma vivre une « aventure » : en regardant le film muet monte là-dessus (dont la scène culte de l’horloge est reprise après en hommage par Scorcese) ils éprouvent toutes les émotions, que ce soit le rire ou la surprise. C’est aussi le cas du professeur René Tabard, double littéraire de Scorcese qui est en admiration devant Méliès et a passé sa vie à l’étudier ; son atelier

rempli d’objets ayant appartenu à Méliès est filmé comme un véritable musée vivant avec une caméra qui passe d’un rayonnage à l’autre. Le réalisateur en profite également pour rendre hommage aux films des frères Lumières et notamment au célèbre l’arrivée d’un train en gare de la Ciotat qui ne dure qu’une minute. Scorcese fait également la part belle à la littérature qui lui a fourni le scénario initial de son film. Le personnage d’Isabelle ainsi est passionné par la littérature et passe ses journées dans une bibliothèque qui n’est pas sans rappeler la boutique de Olivanders dans Harry Potter. Elle commence à écrire la vie d’Hugo à la fin du film, terminant ainsi la boucle

  Ainsi avec ce film puissant par ses thématiques, sa joie de vivre et son esthétique, Scorcese nous livre bien plus qu’un simple conte de Noël : il nous fait rêver en nous donnant les clés de son enthousiasme d’enfant et nous montre que le cinéma et l’imagination ne sont pas morts, bien au contraire !

CRITIQUE 3

Persona, Ingmar Bergman

Février 2018 - Paul G.

    Persona, c’est l’histoire de deux femmes qui décident d’arrêter de mentir ; l’une dans le mutisme, l’autre dans la confession. Mais toutes deux vont connaître le tragique – s’il en est – de l’inauthenticité de la représentation sociale, où je médiatise mon rapport au monde et à autrui par l’image que je veux produire. Et c’est dans la présence muette du monde qu’elles retrouveront la vérité sensible du rapport à soi-même et aux autres : la nécessité de l’ouverture et de l’ajustement à l’autre.

 

     Elisabeth Vogler (Liv Ullmann), comédienne reconnue, se tait brusquement au milieu d’une représentation d’Electre. Prise en charge dans une clinique, elle est envoyée au bord de la mer en compagnie d’Alma (Bibi Andersson), une jeune infirmière. La relation entre les deux femmes devient plus intime : Alma trouve dans le silence perpétuel d’Elisabeth l’espace d’une confession et d’un retour réflexif sur sa vie. Mais Alma finit par découvrir une lettre d’Elisabeth à son médecin dans laquelle elle divulgue tous ses secrets et n’hésite pas à porter maints jugements de valeurs sur les expériences de sa prétendue amie. Le film entre alors dans une seconde partie qui frôle le cinéma d’arts et d’essais : les crises que connaissent simultanément les deux personnages sont traitées par des séquences saccadées, des inserts de toutes sorte, une scène où Elisabeth boit le sang d’Alma qui coule sur son bras et d’autres plans-résurgences dont la portée conceptuelle éclaire l’histoire des deux jeunes femmes.

   Les théories psychanalytiques de Carl Jung structurent pour une bonne partie le film. Persona – le « masque » en latin, celui qui donnait aux comédiens l’apparence qu’ils devaient revêtir – désigne pour le psychanalyste la part de personnalité qui organise le rapport de l’individu à la société ; autrement dit le comportement et la manière d’être attendus d’un individu, présupposé par son rôle social. Pour Jung, le moi peut finir par se confondre avec cette persona, jetant ainsi un trouble existentiel sur ma véritable identité. En termes philosophiques, nous sommes proches de la mauvaise foi sartrienne ; de ces « gros plein d’être » comme il les appelle dans L’Etre et le néant qui finissent par confondre ce que la société présuppose d’eux – un « être », avec des caractéristiques propres et immuables - et ce qu’ils sont vraiment – une liberté, un néant. 

    L’originalité de Bergman sur ce point est sans doute d’incorporer cette réflexion à la société de son temps. Ainsi de la scène où, médusée, Elisabeth regarde à la télévision des scènes de guerre et de violence. De même que la frontière entre la persona et le moi s’abolit, la frontière entre la conscience et l’inconscient dans les années 1960 disparaît : la réalité et le cauchemar ne font plus qu’un. « Aujourd'hui, la réalité est absurde, aussi horrible, aussi impénétrable que nos rêves. Et face à elle, nous sommes sans défense, comme dans nos cauchemars... » disait Bergman.

 

    Elisabeth, avec lucidité, refuse que ces deux mondes n’en fassent plus qu’un et de confondre définitivement moi et persona. Elle refuse ce mensonge à soi-même - on voit d’ailleurs dans son métier de comédienne toute la symbolique du jeu de la représentation. Alors Elisabeth se tait. Son infirmière, quant à elle, choisit une méthode inverse : elle se confesse, lui exprime toute la vérité qu’il lui est possible de dire, jusqu’à lui raconter son viol, où, contre toute attente sociale ou morale, elle y a pris du plaisir.

   Ce n’est alors pas un hasard si les deux femmes finissent par se retrouver sur une île isolée, loin du monde dit « civilisé », au milieu des éléments naturels qui ne les jugent pas et qui n’attendent rien d’elles ; au milieu, comme pourrait le dire Camus, de « la tendre indifférence du monde », la seule qui ne catégorise ni ce que je suis, ni ce que je fais. En témoigne cette longue séquence silencieuse sur la plage, où les visages des deux jeunes femmes sont prises en gros plan – ce n’est pas l’infirmière ou l’actrice qui sont filmées, mais c’est bien le véritable visage de deux femmes qui est dévoilé par la merveilleuse photographie de Sven Nykvist. Le visage, et non plus le masque. Le visage, qui lui, est symbole d’humanité. « Chaque visage est un Sinaï » écrit Levinas dans Totalité et infini ; car le visage est l’apparition soudaine de l’altérité, de l’homme en tant qu’il est homme, débarrassé du rôle social dans lequel on est susceptible de l’enfermer.

 

   Mais ce rapport au monde, aussi sincère soit-il, nous plonge dans la solitude. Car l’homme est être essentiellement social. Il ne se vit lui-même que dans le regard des autres - grâce et malgré ce regard. Il nourrit ce qu’il est de son confrontation à l’altérité : ainsi de cette scène où Elisabeth boit le sang d’Alma. Elle la vampirise car l’homme, animal social, ne peut indéfiniment vivre comme Robinson. Elisabeth et Alma ne sont plus alors les détentrices d’une vérité sociale supérieure ; mais les jumelles de l’Alceste de Molière. Trop de sincérité dissout le rapport social. Ou plutôt ; la sincérité n’est pas ce rapport excessivement franc aux autres, mais un rapport ajusté à l’autre. La véritable éthique de sociabilité consiste non pas à dire tout ce que l’on pense de l’autre, mais d’essayer de trouver dans l’espace de jeu que le rapport intersubjectif nous offre, un ajustement heureux à l’autre, fait d’honnêteté mais aussi d’omission, d’intégrité mais aussi de politesse.

                  Que reste-il alors de ma persona dans ce cas là ? Suis-je voué à me confondre avec le personnage que je joue sur la scène sociale ? On ne peut y résister qu’avec lucidité – je sais que je ne suis pas mon masque mais je n’espère pas non plus m’en débarrasser – et indifférence – il me faut aussi des périodes de répit, de solitude, de silence retrouvé dans le silence du monde pour me ressouvenir, encore une fois, que je suis ce que je suis. « Lucidité, indifférence, les vrais signes du désespoir ou de la beauté. » disait Camus.

CRITIQUE 2

Les Heures sombres, Joe Wright

Février 2018 - Victor D.

Les Heures sombres (Darkest Hour), réalisé par Joe Wright (Orgueils & Préjugés), raconte la naissance d’une icône du XXème siècle : comment Winston Churchill a lancé l’opération Dynamo, c’est-à-dire l’évacuation de Dunkerque en 1940, racontée dans le film éponyme de Christopher Nolan. Entre sa nomination de Premier Ministre à la décision britannique de poursuivre la guerre après l’invasion de la France, le film suit Churchill dans un contexte politique sous haute tension. Le biopic relate de manière magistrale son choix de refuser une paix à Hitler et de plonger le Royaume-Uni dans ses heures les plus sombres. Avec le soutien de sa femme Clémentine (Kristin Scott Thomas), Winston Churchill (Gary Oldman) va convaincre son parti et son pays, forgeant ainsi sa légende.

Joe Wright signe avec Les Heures sombres un film très maîtrisé, porté par sa réalisation et ses acteurs. La mise en scène fourmille de détails et les cadres sont parfaitement choisis. Le travail sur la lumière est particulièrement remarquable : au fur et à mesure que la situation politique ou militaire empire, les plans s’assombrissent dans un bunker anxiogène. Les efforts sur le design sonore sont aussi à souligner, en particulier avec les toux de Churchill et les silences pesants par instant.

Par ailleurs, on assiste à un jeu subtil entre l’intime et le grandiose du personnage britannique : le film met en scène la vie privée du protagoniste et l’impact qu’elle a sur les décisions qu’il prend. Cela est d’autant plus intéressant que le spectateur découvre une figure humaine, derrière la gloire qu’on lui attribue. Le spectateur assiste finalement plus à un film sur Winston que sur Churchill : c’est là sa particularité. Le long métrage dure plus de 2h et pourtant la projection nous laisse peu de répit, tant chaque scène joue un rôle important dans ce récit qui a façonné l’Histoire.

Avec ce film et sa puissance dramatique, on dépasse le simple biopic. Wright donne un souffle presque épique à son œuvre, bien que dénuée de batailles. L’intensité de chaque scène nous garde en haleine. Les dialogues sont percutants et le casting impressionnant. Car oui, Gary Oldman nous plonge magistralement dans l’intimité du Premier Ministre anglais dès les premiers instants. Méconnaissable grâce au maquillage et aux nombreuses prothèses, il mêle mimiques et tics de langage pour donner vie au personnage. Le résultat final est visuellement très impressionnant et on croirait voir Winston Churchill pour de vrai à l’écran. L’acteur « caméléon » - 3h30 de préparation tous les jours, ainsi qu’une intoxication aux cigares à l’issu du tournage – joue à la perfection : rendez-vous le 4 mars 2018 pour peut-être enfin son premier Oscar. Les Heures sombres est un long-métrage sur Churchill certes, mais il n’est pas le seul représenté à l’écran. Kristin Scott Thomas est elle aussi remarquable dans son rôle, plus discret mais non moins essentiel comme soutien moral de son mari. Lily James, jouant la jeune secrétaire infatigable du Premier Ministre, livre une prestation très convaincante. Au travers de ces personnages, Wright nous montre qu’ils ne tournent pas seulement autour d’une icône, mais qu’ils contribuent à la construction de cette icône.

Entre intime et grandiose, Les Heures sombres nous rappelle l’importance de la justesse des mots et de la détermination. Il nous rappelle qu’à la manière de Winston Churchill nous devons croire en nos idéaux et nous battre pour nos convictions. L’année 2018 ne fait que commencer et le film de Joe Wright fait déjà partie de ce qu’on en retiendra au cinéma.

CRITIQUE 1

COCO 2017, Lee Unkrich

Janvier 2018 - Arnaud B.

Coco, le nouveau film d’animation issu de l’union Disney et Pixar, réalisé par Lee Unkrich (Nemo, Toy Story 3) nous raconte l’histoire d’un jeune mexicain de 12 ans, Miguel, dont le rêve secret est de devenir un musicien mondialement connu comme son idole, Ernesto de la Cruz. Malheureusement pour lui son arrière-arrière-grand-mère après avoir été abandonnée par son mari musicien a banni la musique et cet interdit a perduré jusqu’à Miguel. Le jour de la fête des morts, en prenant la guitare de de la Cruz pour participer à un concours musical, il est transporté dans le monde des morts et c’est le début pour lui d’un parcours initiatique qui va l’amener à s’affirmer mais également à découvrir l’importance des liens familiaux. C’est enfin l’occasion pour Lee Unkrich, les studios Pixar et Disney de nous faire un éloge des Artistes et de la Musique.

Coco est un film qui part d’abord de l’individualité pour mieux nous parler de l’importance du chemin personnel et de l’affirmation de soi. Ainsi on suit le personnage de Miguel tout le long du film.  Le film s’ouvre sur une situation apparemment inextricable dans laquelle s’opposent le désir profond de Miguel de devenir mariachi, désir lié à son imaginaire, et sa famille établie dans le commerce des chaussures et catégoriquement fermée au monde musical. On découvre petit à petit cette vocation de Miguel qu’il raconte « avoir dans la peau » malgré lui. Ainsi le voit-on d’abord taper sur les objets résonnants de l’étalage d’un vendeur en se baladant dans la rue, il souffle dans une bouteille pour en éprouver le son. On comprend ensuite que ce désir est mimétique : la caméra nous le fait comprendre en filmant une statue de son idole décédée de la Cruz en plongée pour le mettre en valeur. En effet ce dernier est né dans la ville de Miguel et on imagine bien l’impact qu’il a eu sur son imaginaire d’enfant. Cet impact se matérialise par une cachette que Miguel s’est aménagée dans le grenier, une sorte d’autel dressé à De la Cruz qui fait penser à l’autel des offrendas. Miguel y a entassé tout ce qu’il a pu ramasser dans les rues comme des posters, des affiches, et des cassettes des films de son idole qu’il visionne sur une petite télé. Sa famille à l’opposé a créé un tabou autour de l’idée même de musique, qu’il s’agisse de mélodie jouée, de toucher une guitare ou de parler avec un mariachi. Cette règle intransigeante a été instaurée par son arrière-arrière-grand-mère Imelda et reprise par sa grand-mère, figure patriarche de cette famille. Le poids de la tradition familiale pèse sur Miguel et ce d’autant plus que tous les membres de la famille sauf lui se retrouvent dans cette haine de la musique.

Cela se voit dans plusieurs scènes où ses parents ou ses oncles et tantes s’horrifient de ses relations avec la musique. Mais le plus dur est qu’il n’a simplement pas le droit de faire de la musique, il doit en plus reprendre la tradition familiale pour fabriquer des chaussures alors que cela l’ennuie profondément. Cette contradiction atteint son apogée lorsque Miguel découvre en cassant le cadre de son arrière arrière-grand-mère que De la Cruz est son ancêtre : il l’annonce plein d’enthousiasme à sa famille en révélant son rêve d’être musicien. C’est alors que sa grand-mère pour tenter de reconquérir son autorité casse la guitare de Miguel et le lien qui l’unissait encore à sa famille en même temps. En effet par ce faire, elle détruit tout le travail de Miguel sur la confection de cette guitare, projection de son désir d’imiter De la Cruz. En s’enfuyant de chez lui au lieu de subir, Miguel pose alors son premier acte symbolique de rébellion, c’est le début de son aventure.

Miguel démarre donc une phase d’affirmation de soi, en allant dans le monde des morts il tue symboliquement son ancienne identité encore fragile et intériorisée. La première étape de ce chemin est la remise en question profonde des anciennes valeurs ici principalement familiales. C’est ce qu’il fait quand il répond à sa grand-mère « I don’t care of your stupid offrenda » atteignant ainsi au cœur le rite familial mexicain par excellence : celui des ancêtres. Il va d’ailleurs passer la majeure partie du film à fuir littéralement et donc symboliquement sa famille dans le monde des morts. 

On peut citer par exemple la scène où il est poursuivi par Imelda dans un couloir très étroit (celle-ci est donc forcée de s’adapter à la taille de Miguel) et où ils échangent leurs points de vue. Même si Miguel comprend l’amour de Imelda pour sa fille, il dit qu’il n’a pas à choisir entre famille et musique et que sa famille devrait le soutenir. Ensuite il passe à travers les barreaux fins, laissant symboliquement Imelda dans la prison de son passé. S’étant détaché de sa famille, Miguel cherche un mentor, un guide, un parent de substitution. C’est ce qu’il avait déjà commencé à faire avec les cassettes de De la Cruz sur lesquelles il s’entraînait à jouer dans sa cachette (enfin un personnage de film grand public qui doit travailler dur pour devenir ce qu’il est, qui n’est pas sorti du chapeau et directement présenté comme génial ! Mais je m’égare…). Il trouve vraiment écho dans le personnage d’Hector qu’il perçoit d’abord comme un clochard qui marchande avec lui pour aller une fois dans le monde des vivants avant de découvrir petit à petit au cours du film sa réelle profondeur. Une réelle complicité se construit petit à petit entre eux comme entre deux frères : celle-ci passe par l’humour notamment quand Miguel imite la démarche d’Hector mais aussi par la figure de guide que ce dernier prend : il lui montre les dessous du monde des morts, le maquille en mort pour le cacher (à nouveau la mort d’une identité pour en construire une nouvelle) et finit par lui donner de nombreux conseils musicaux comme les vocalises.

Le paroxysme de cette complicité éclate lors du concours de musique où lui et Miguel chantent et dansent ensemble sous les vivats de la foule. Mais cette amitié naissante retombe quand Hector apprend que Miguel lui a menti en disant qu’il n’avait que de la Cruz comme famille. Il essaie d’utiliser la coercition sur Miguel qui résiste et s’enfuit. Ce dernier se tourne alors vers la figure de De la Cruz et réussit à l’approcher en chantant devant toute la fête sa chanson préférée. Il a totalement affirmé sa passion pour la musique et c’est ce que montre la scène où il tombe à l’eau, symbole de renaissance qui fait penser au baptême et création d’une nouvelle identité avec son maquillage qui s’en va. Il découvre alors la grande vie d’artiste célèbre : les cocktails, les montagnes (littéralement) de cadeaux, il joue au polo etc. 

Alors que tout va pour le mieux et que De la Cruz s’apprête à donner sa bénédiction à Miguel, les révélations d’Hector font vaciller ses repères et révèlent la véritable nature de De la Cruz : c’est un opportuniste sans grand talent attiré plus que tout par la gloire et prêt à tuer son meilleur ami pour y parvenir. Ce choc moral voit Miguel littéralement tomber au fond du trou quand de la Cruz l’enferme dans une sorte de cachot. C’est alors que Miguel entre dans la troisième et dernière étape de son cheminement personnel : s’appuyer sur les autres et ici sa famille pour réaliser ses rêves. En effet, cela se voit dans le regain d’énergie qu’il a quand il apprend qu’Hector est son arrière arrière-grand-père et pas Ernesto de la Cruz. Celle-ci se matérialise par son fameux cri qu’il pousse à chaque fois avant de chanter ; c’est sa manière d’extérioriser son émotion. Le personnage de Miguel s’efface alors jusqu’à la scène où il cherche tous les moyens pour sauver son ami Hector en train d’être oublié par la dernière personne qui le connait dans le monde des vivants : Coco. 

Miguel avec la bénédiction de sa famille de l’au-delà revient dans le monde des vivants pour recevoir la bénédiction de sa famille vivante. Il parcourt en courant le chemin arrière du début et s’enferme avec Coco pour tenter de lui évoquer le souvenir de son père avec sa photo. Alors que tout semble perdu et que sa famille force la porte et lui demande de s’excuser, Miguel a l’idée de chanter la chanson que son père avait composée pour Coco. Celle-ci reprend conscience et se met même à chanter : la famille a enfin compris le miracle de la Musique. L’ellipse finale d’une année nous amène à la scène de résolution où l’on entend un Miguel accompli qui chante et joue de la musique en habit de Mariachi sous les applaudissements de sa famille vivante et morte.

Il a enfin les moyens d’accomplir son rêve et ce avec l’aide de ses proches. Le lien générationnel est donc primordial. Coco utilise ses personnages et notamment Miguel pour nous parler des thématiques de la famille, du rapport intergénérationnel, de l’importance de nos souvenirs, du temps qui passe et de la mort. Pour cela, Unkrich a fait le choix judicieux de placer son histoire dans le contexte de la fête des morts au Mexique. Ainsi le film choisit une palette de couleurs assez chaude, dans les teintes oranges et rouges notamment par l’omniprésence des pétales oranges d’œillets d’Inde, pétales utilisés le jour de la fête des morts, et par les bougies présentes sur les tombes et les offrendas. La mort est également signifiée par les offrendas, ces autels où on dépose les photos des défunts, des objets qu’ils affectionnaient et des cadeaux comme de la nourriture. Ici c’est une représentation de la mort luxuriante et non pas épurée dans les formes et les couleurs comme on peut y être habitués. En cela le film fait honneur à la culture mexicaine. La mort elle-même est symbolisée par ce pont magnifique où les pétales forment à la fois le sol et les piliers et suggèrent la plénitude, l’apaisement. La représentation de la Mort est omniprésente, évidemment, dans le monde des morts. La première découverte de celui-ci est d’abord inquiétante puisque Miguel est totalement désorienté dans son corps et son esprit : il est environné de squelettes et les vivants le traversent sans le voir. La scène où il est entouré de squelettes où celle où il chute dans une tombe (métaphore du passage dans le monde des morts) font fortement penser aux vieux films de zombie. Cependant il se rend vite compte que ces squelettes sont totalement inoffensifs, réagissent et agissent comme des vivants. Unkrich a ici pris le parti de tourner en dérision ses squelettes en exploitant à fond leurs propriétés physiques et les gags qui peuvent en découler. Ainsi les squelettes éparpillent leurs os et se reconstituent, Hector laisse tomber ses yeux dans sa bouche, les modèles nus de peinture sont des squelettes sans vêtement etc. Le champ lexical de la mort et plus particulièrement de la tête de mort se retrouve dans tous les plans et tous les objets : guitare, lampe, téléphone, architecture etc. Le film déjoue littéralement la mort en en faisant un parallèle de la vie : les morts ont les mêmes activités que les vivants, une ville et son administration, ils peuvent aussi mourir une seconde fois. Cette structure du miroir mort vie se retrouve dans tout le film et notamment le scénario : ainsi Miguel fuit sa famille puis la retrouve, il réussit un concours de musique dans la mort là où il avait échoué dans la vie etc. On a même dans le monde des morts une statue de de la Cruz squelette ! cette esthétique de la mort fait donc terriblement penser aux films de Tim Burton comme beetlejuice et les Noces funèbres par leur esthétique et leur manière de jouer avec la mort mais le ton ici est bien plus léger et aucunement macabre.

Cette thématique de la mort est étroitement liée avec celle de la famille qui est également au cœur du film. En effet, les vivants honorent les morts et par leurs souvenirs des défunts permettent à ces derniers de ne pas mourir à nouveau. Le message est ici bien sûr symbolique : si on ne se souvient pas des morts, ils sont pour de bon partis. Tout le film et les choix des personnages s’articulent autour du passé familial. La famille de miguel l’empêche de jouer de la musique parce que son ancêtre a abandonné sa famille pour jouer, hector veut voir une dernière fois sa fille avant d’être oublié, Imelda n’a pas pardonné à son mari de l’avoir laissée seule élever sa fille même quand elle apprend que ce n’est pas de sa faute etc. C’est la famille de Miguel qui lui permet à la fin de défaire De la Cruz et de rejoindre le monde des vivants. Tout le voyage symbolique de Miguel a pour but de ressouder les générations ainsi c’est par son arrière grand-mère Coco, la patriarche de la famille, qu’il va pouvoir se faire accepter totalement comme individu. Cette idée de rapprochement générationnel est ainsi mise en valeur dans la scène où Coco se souvient de son père par la différence des voix, celle de miguel enfantine et celle éraillée de Coco, qui est très belle et très émouvante surtout que les paroles de la chanson son « remember me ». Le rapprochement générationnel se fait également par les photos très présentes dans le film et qui font écho aux flashs backs filmés dans la même colorimétrie marron. D’autres exemples peuvent être cités comme la présentation en ombres chinoises / personnages découpés dans des napperons qui fait penser à une esthétique d’applications de smartphone (en tout cas cela m’y a fait penser mais je vais peut-être un peu loin…). Ainsi c’est bien la musique qui rassemble la famille, Coco et Miguel, Hector et Imelda. 

Le dernier Pixar est également un film artistique qui parle nous parle de Musique mais aussi de la correspondance entre tous les arts. La bande son est toujours juste et sait efficacement appuyer le récit quand cela est nécessaire. Dans les scènes d’émotions fortes comme les flash-back, elle se fait essentialiste avec un seul instrument, la guitare, et une mélodie très lente. La musique entraine aussi la dynamique du film notamment sur la deuxième partie et on peut penser à la scène du concours de chant avec la belle chanson « Un poco Loco ». Mais le film va plus loin qu’une simple bonne bande son et des acteurs rodés au chant, il livre un hommage complet à la musique sous toutes ses formes. 

Ainsi on retrouve un Miguel expérimentateur de techniques originales avec des bouteilles ou des objets qu’il frappe, le film nous montre une foule de musiciens allant des mariachis au groupe de jazz en pensant par le rocker, notamment pendant le concours de musique. La scène où Miguel passe dans l’au-delà dans la crypte est également un hommage aux guitaristes de rock. 

Mais ici la musique ne porte pas seule le film, bien au contraire c’est l’union des Arts qui permet la beauté esthétique et scénaristique du film. Ainsi Hector formait un duo musical avec sa femme qui chantait et il composait des poèmes pour sa fille. Les lignes du scénario nous amènent dans un grand théâtre géant où se prépare le grand show de de la Cruz. On se promène avec Miguel pour découvrir des artistes haut en couleurs : des peintres, des musiciens, des danseuses, une metteuse en scène farfelue mais créative etc. Le film met donc l’accent sur l’art du spectacle et le film lui-même est conçu comme un grand spectacle avec ses chansons, ses passages émouvants, tristes ou dynamiques. Le film fait aussi honneur à la photographie puisque ce sont les photos qui permettent aux morts de visiter les vivants et ce sont également elles qui guident Miguel dans son enquête sur l’identité de son père. Enfin le dernier Art auquel ce film fait hommage est le cinéma lui-même. Il reprend ainsi de nombreux genres comme l’horreur que nous avions évoquée mais aussi le fantastique, la science-fiction avec ce plan rotatif magnifique sur la cité des morts qui fait penser par sa verticalité et son abondance de lumières aux villes du cyber-punk. Le film est également un mélange de film d’aventure, de drame et de comédie le tout dans un film d’animation ! Le cinéma est également mis à l’honneur par le scénario. C’est grâce aux cassettes de de la Cruz que Miguel peut s’identifier à la figure du musicien et s’entraîner à jouer et chanter. C’est également le cinéma qui va l’aider à trouver l’énergie de chanter pour attirer l’attention de de la Cruz et c’est toujours le cinéma qui va l’aider avec Victor à découvrir la véritable nature de de la Cruz et de déchiffrer ses actions passées. Le cinéma agit donc comme un propulseur personnel et comme un art par définition intergénérationnel. Ce qu’est ce film.

Ainsi Coco film d’animation brillamment réalisé par Pixar nous montre que par la volonté, l’ouverture aux autres et l’art il est possible d’accomplir ses rêves. La famille est ici présentée comme une matrice d’abord difficile pour l’enfant et le jeune adulte mais qui peut s’avérer porteuse de nombreux fruits si on sait la faire vivre. C’est la peut-être le moindre défaut du film, il livre un message un peu trop tranché, bien que compréhensible vu une partie du public visé, sur la totale positivité de la famille et des liens qu’elle permet de créer. 

Le film se démarque des Pixar récents qui n’étaient que des suites de franchises et avaient du mal à se renouveler. Il porte des réflexions intéressantes et abouties avec des personnages travaillés dans un univers original et très riche visuellement et thématiquement. Enfin il a su m’émouvoir comme la plupart d’entre vous je pense. Je n’aurais donc qu’un mot de fin ou plutôt deux : chapeau bas !

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